Jean Batail FR, 1930-2021

biographie / biograpghy

 

"Jean Batail est un homme profondément lié à Lyon ; plus précisément il est enraciné dans un quartier qui domine la Saône dans le prolongement de la colline de Fourvière. Au sommet un vieux fort désaffecté, un cimetière masqué par les arbres, puis des ruelles sinueuses bordées de hauts murs enfermant des parcs en friches, des "montées" qui plongent presque à pic vers la Saône.
Ça et là des jardins potagers qui perpétuent un désir tenace d'ancrage rural, non loin des cages à habitants de l'après-guerre. Un quartier à la fois banal et plein de caractère, chargé de souvenirs historiques proche depuis l'époque gallo-romaine jusqu'aux révoltes ouvrières, peuplé de tous les jeux interdits de l'enfance, que Batail a connu aussi loin que remontent ses souvenirs, qu'il a exploré et en tous sens, qu'il aime - d'un amour véritable.

Depuis plus de vingt ans, Batail peint à partir de ce quartier : non pas des vues de"sites" ou des paysages avec personnages, mais des tableaux qui sont le résultat d'une complexe alchimie personnelle : mélange d'observations, de documents photographiques, de souvenirs et de rêves, toutes les dimensions du temps vécu et imaginaire. Toutes ses peintures se passent "au dehors", dans un monde familier et effacé, qui s'organise entre des murailles, des maisons,des cours, des terrains vagues et des arbres, des feuillages. Des personnages sans regard traversent cet univers dans une solitude pétrie de tendresse et demélancolie. Ils passent, se croisent, se rassemblent parfois, sans que jamaisil ne se passe rien d'extraordinaire, pas même une simple action identifiable.
Danscet univers tout est "en suspens" : le temps qui passe, le moment du jour qui précède le crépuscule, la vie des êtres, l'histoire du quartier, le lent grignotement de la nature. Tout est habité, hanté , Chargé de présences à peine disparues l'instant d'avant ou bien évanouies depuis des lustres; la cour d'école déserte reste toute imprégnée de générations d'enfants. Le temps est un passant qui s'est arrêté.
La résonance émotionnelle de ses toiles est proche de celle dégagée par les"images fixes" au cinéma : insérées dans une séquence de film elles concentrent les vertus de l'instantané immobilisé dans un art du mouvement et du temps (La Prisonnière de Munk, La Jetée de Chris Marker, etc...).
Parfois la suspension est l'indice d'une catastrophe imminente avec la densité de l'attente angoissée.
Car tout instant vécu est aussitôt mort, et en même temps éternellement vivant.Celui qui s'intensifiait une seconde auparavant est aussi passé que celui de l'enfance, simplement pour Batail gravé d'une manière moins précise. Il ne s'agit pas d'une vision de désolation, car si la mort est présente, il y a aussi la joie d'une éternité douce, où tout peut être merveille, ouverture,dans une bonté à portée de regard.
Ainsi Batail a surpris le visage de la petite fille qui s'accroche au mur et regarde entre les feuillages, mais ses yeux restent invisibles dans l'ombre. Ailleurs il a surpris le poids du dos voûté d'un homme âgé et solitaire... Chaque silhouette est une vie ouverte ou presque refermée en un destin.
Ilutilise les documents photographiques - il les utilisait déjà avant que ce soit un procédé courant chez les peintres de la figuration d'aujourd'hui - comme des supports pour l'imaginaire, des révélateurs de son émotion et de son désir de peindre, mais jamais ils ne sont livrés tels quels. Ses teintes brunâtres ou verdâtres font contraster l'éclat blanc des ciels sans nuages, des murs, des chaussées, des trouées de lumière avec les masses sombres.
Parallèlement à son œuvre picturale, dans un tout autre rapport au processus de la création, Batail tait naître quantité de dessins à l'encre. Dans son quartier la pluie fait luire des paysages fantastiques dans les taches et les érosions des vieux "murs à rêver".

"De tous ses yeux la créature voit
"l'Ouvert". Nos yeux seuls sont
comme inversés et tout à fait placés autour d'elle ainsi que des pièges, disposés encercle autour de sa libre issue.
Qui nous a ainsi retournés que nous,
Quoi que nous fassions, nous avons cette allure de celui qui s'en va ? Et comme, sur la dernière colline, d'où sa vallée entière se montre à lui, une fois encore, il se retourne, s'arrête, s'attarde, ainsi nous vivons et prenons congé".
Rilke (Elégies de Duino VIII)"

Pierre GAUDIBERT, 1975, revue Atac informations
conservateur, critique d’art et écrivain – fondateur de l’ARC et conservateur du Musée d’Art Moderne de Paris ainsi que du Musée des Arts africains et océaniens à Paris.