Faire l'éloge de la curiosité, celle qui fut un temps considérée comme une indiscrétion blasphématoire et qui servit à édifier une approche didactique du monde fondée sur l'étonnement et la fascination, tel est le parti pris dont se revendique cette exposition. La grande oubliée du Siècle des Lumières, celle qui a subi les humeurs changeantes de ses disciples, revient en effet aujourd'hui en grande force. S'ils s'opposent encore à l'incommensurabilité divine, les curieux de notre temps essaient de porter un regard lucide sur une époque qui côtoie les cimes de l'indécision et qui dirige ses interrogations non plus vers la science mais vers de nouvelles sources de connaissances possibles : l'histoire naturelle, l'ésotérisme, le rêve, le cosmos... Autant de territoires ré-explorés par l'art contemporain qui, à travers une poignée d'artistes, s'en remet aux valeurs sûres du « cabinet de curiosités » non pas tant pour lui rendre hommage que pour en tirer des enseignements. Car si les fondements de toutes les croyances viennent à s'effondrer, la curiosité puise dans le merveilleux et fait de lui le premier outil de compréhension d'un monde en lutte pour sa survie. Les artistes l'ont bien compris.
La curiosité devient alors un terrain de jeux d'interconnexions qui résultent des glissements entre des formes reprises pour leur puissance symbolique. L'hybridation, la métamorphose et l'étrangeté se placent au coeur de leur processus créatif et mettent au jour des formes archétypales et éternelles. Des oeuvres insolites, merveilleuses, inquiétantes parfois, tout droit sorties du grand laboratoire de la vie et « propres à remuer la sensibilité humaine 1 ». De quoi bousculer les codes de l'art contemporain et ses catégories bien ordonnées. Autant de raisons de glorifier ces curiosités contemporaines tout en veillant à ne pas transformer l'éloge en parodie. En effet, prendre conscience du nombre croissant d'expositions autoproclamées « Wunderkammer », c'est aussi être le témoin d'un effet de mode qui n'en a pas fini de jouer avec l'historicité des cabinets et des réalités qu'ils recouvrent...
Les oeuvres de Ghyslain Bertholon, Corine Borgnet, Marion Catusse, Julie Dalmon, Odonchimeg Davaadorj, Felix Dolah, Floris Dutoit, Ilya Fedotov-Fedorov, Sally Hewett, Julien Langendorff, Damien Moulierac, Maël Nozahic, Karine Rougier, Necla Rüzgar et Lionel Sabatté sélectionnées pour cette exposition sont toutes vectrices d'une « apocalypse en marche, [mais dont la] beauté n'a pourtant pas entièrement disparu 2 ». À partir d'impressions, sculptures, installations, peintures et dessins, les artistes tentent d'apporter une réponse à une humanité écocidaire en quête de vérité. Collages, hybridations, curieuses métamorphoses : la transformation, le passage du rien et de l'infime au tout et à l'absolu, en somme les mystères liés au passage de la vie à la mort et de la mort à la résurrection, sont au coeur du discours. Les oeuvres nous parlent de l'humain et de la part de mystère qui nousrelie à l'univers, mettant parfois en avant une horreur non dissimulée au service d'un éclatement de la charge poétique des oeuvres.
Un bouleversement des croyances caractérise notre époque où ni la religion ni la science n'arrivent à s'imposer comme seules voies d'accès au savoir. Le besoin de comprendre les lois qui régissent notre monde invite les artistes à faire communiquer l'art et la science, conduisant ainsi à de nouvelles histoires naturelles dues au « regard à la fois épouvanté et émerveillé 3 » que ces artistes portent sur le monde qui les entoure. La beauté se confond avec l'horreur dans une renaissance du sublime. Les oeuvres nous rappellent que même sous les symboles de beauté communément admis, telles les
fleurs, ne cessent de croître des racines « grouillant souterrainement comme de la vermine 4 ». Un insecte, monstre à échelle miniature, est glorifié par l'association d'un petit être constitué de rognures ongles à son cadavre naturalisé (Lionel Sabatté). La frontière entre l'humain et l'animal se brouille dans un érotisme non dissimulé (Odonchimeg Davaadorj) jusqu'à mettre à l'honneur les pratiques sexuelles les plus taboues ( Julie Dalmon). Les limites entre les règnes et les catégories sont abolies au
profit d'une célébration de toute forme d'assemblage ou de liaison, fruits de mutations brutales qui peuvent conduire à un déchirement de l'être, et ce parfois jusqu'à l'innommable : exploration des fantasmes les plus violents, pulsions de mort (Karine Rougier, Damien Moulierac). On assiste alors à une corruption de la beauté dans un traitement maîtrisé du macabre. Les oeuvres nous révèlent des artistes qui ne postulent ni la pureté ni l'irréprochabilité, mais qui ont fait le choix de malmener le confort du spectateur, comme dans une tentative « d'atteindre des espaces impossibles 5 ».
Les oeuvres nous offrent ainsi une fuite spirituelle nous permettant de « s'interroger sur
l'histoire, celle bien sûr de notre époque, avec ses actualités, ses événements et ce doute persistant sur la nature de notre réel. Mais à la différence de la grande majorité de l'art contemporain, [elles actualisent] le passé lointain, comme si la seule façon d'éprouver le monde consistait à le convoquer devant le tribunal de l'histoire 6 ».
1 - André Breton
2 - Régis Durand
3 - Barbara Polla
4, 5 - Georges Bataille
6 - Damien Sausset
Lisa Toubas, critique d'art et commissaire d'exposition, étudie plus particulièrement les liens entre l'histoire naturelle (règne végétal, minéral et animal) et l'art contemporain dans le cadre de son doctorat à uni. Lyon II.
This exhibition is a paean to curiosity and inquisitiveness, qualities that were once considered blasphemous indiscretion but which, nonetheless served to build a didactic approach to the world based on astonishment and fascination. This forgotten aspect of the Enlightenment, qualities which were subjected to the changing moods of its disciples, returns today with a vengeance. Although the curious of our time may still be opposed to divine incommensurability, they try to adopt a lucid approach to an era that is near the acme of indecision, a period which no longer directs its questions towards science but towards new potential sources of knowledge: natural history, the esoteric, dreams and the cosmos. And these are areas that contemporary art is exploring too.
A group of artists have put their trust in the virtues of the cabinet de curiosités, not so much to pay tribute to it as to learn from it. For though the foundations of all beliefs may have collapsed, curiosity taps into the wondrous and makes it the first tool for understanding a world struggling for survival. Artists are well aware of this. Curiosity becomes a playground of interconnections that stem from shifting about between forms used for their symbolic power. Artists fully understand this.
They treat curiosity as a playground for the interconnections that result from shifting about between forms chosen for their symbolic power. Hybridisation, metamorphosis and strangeness are at the heart of their creative process and reveal eternal, archetypal forms: unusual, wonderful, sometimes disturbing works, straight out of the great laboratory of life and «capable of affecting the human sensibility.»1 It is enough to shake up the codes of contemporary art with its well-ordered categories. All good reasons to glorify such contemporary curiosity, being careful, nonetheless, not to turn praise into parody. Indeed, to become aware of the growing number of self-styled Wunderkammer exhibitions, is to realize that there is still a fashion for playing with the historicity of the cabinets and the realities they encompass.
The works by Ghyslain Bertholon, Corine Borgnet, Marion Catusse, Julie Dalmon, Odonchimeg Davaadorj, Felix Dolah, Floris Dutoit, Ilya Fedotov-Fedorov, Sally Hewett, Julien Langendorff, Damien Moulierac, Maël Nozahic, Karine Rougier, Necla Rüzgar and Lionel Sabatté that have been selected for this exhibition are all vectors of an «apocalypse in progress, the beauty of which has not entirely disappeared.” 2 Using prints, sculptures, installations, paintings and drawings, they all seek to provide
an answer to humanity in its ecocidal search for truth. Collages, hybridisations, curious metamorphoses: a transformation or a transition from nothingness and the infinitesimal to everything and the absolute, in short the mysteries of the transition from life to death and from death to resurrection, are at the heart of this discourse. The works address the human but also the element of mystery that
connects us to the universe, sometimes bringing undisguised horror to the fore in order to defuse the poetic charge of the works.
We live in a time of radical change in beliefs, when neither religion nor science can claim to be the only route to knowledge. A need to understand the laws that govern our world prompts artists to create an exchange between art and science, and the «gaze of dread and amazement» that these artists bring to bear on the world around them leads to a new kind of natural history.3 Beauty merges with horror in a revival of the sublime. The works remind us that even commonly accepted symbols of beauty, such as flowers, have roots that never stop growing – «swarming underground like vermin.»4 An insect, a monster on a miniature scale, is glorified by the association of its stuffed corpse with a tiny being made of nail clippings (Lionel Sabatté). The line between humans and animals becomes blurred in a work of undisguised eroticism (Odonchimeg Davaadorj) to the point of celebrating highly taboo sexual practices (Julie Dalmon). The boundaries between different domains and categories are abolished in favour of a celebration of all forms of assembly or connection, the fruit of violent mutations that can lead to a disintegration of being – at times to the unspeakable –, an investigation of the most violent fantasies, and death wishes (Karine Rougier, Damien Moulierac). We are witnesses to the corruption of beauty
in a controlled treatment of the macabre. The works reveal artists who postulate neither purity nor irreproachability, but who have chosen to abuse the comfort of the spectator, in an attempt «to reach impossible spaces.”5
The works thus offer us a spiritual escape that allows us to «reflect upon the history of our time – current affairs and events, and those nagging doubts about the nature of our reality. But unlike the vast majority of contemporary art, [these works actualise] the distant past, as if the only way to challenge the world were to summons it to appear before the court of history.”6
(translation Jeremy Harrison)
1- André Breton
2- Régis Durand
3- Barbara Polla
4, 5 - Georges Bataille
6 - Damien Sausset
Lisa Toubas, art critic and curator, studies the relationship between natural history (flora, fauna and minerals) and
contemporary art as a part of her doctorate degree at the Lyon II University.